Réflexion sur la fonction du char

 

Il existe aujourd’hui un paradoxe doctrinal dans l’emploi des chars et la conception de ceux-ci. En effet, l’organisation tactique telle qu’elle est imaginée aujourd’hui évite dans la mesure du possible l’engagement des chars dans un combat de chars.

C’est un paradoxe reconnu. En effet, les tacticiens essaient d’optimiser l’action des chars dans certaines phases du combat, en particulier des actions visant à prendre des secteurs du terrain ou de contre-attaques ponctuelles. Basées sur un combat mobile, ces actions essaient de s’appuyer sur une supériorité numérique spontanée pour prendre l’ascendant sur l’adversaire. Dans la mesure du possible, on essaiera de neutraliser celui-ci avant que les chars interviennent. C’est d’ailleurs souvent la fonction des forces aériennes ou de l’ALAT qui effectuent une mission CAS (close air support) pour ouvrir la voie aux forces au sol. L’artillerie et les antichars pallient souvent aussi le manque de moyens aériens. L’artillerie était devenue d’ailleurs la meilleure arme antichars avant l’arrivée du drone.

Cette doctrine est déjà ancienne puisqu’il s’agit de la tactique mise en œuvre par les Allemands, puis les alliés pendant la Seconde guerre mondiale. Les forces allemandes, par exemple, avaient des chars qualitativement inférieurs aux chars alliés au début de la guerre, mais ils avaient comme avantage une bonne mobilité opérative et de bons moyens de communication. De l’autre côté du spectre, les chars alliés du début de la guerre étaient bien protégés et souvent bien armés mais pourtant, ils n’ont pas pu retourner la situation en leur faveur.

C’est d’ailleurs souvent une bonne coordination entre les chars, les antichars, l’artillerie et l’aviation qui donnait l’avantage aux Allemands puis, plus tard, au alliés. Il suffit de remarquer le manque de puissance globale en fonction antichars des divisions blindées américaines par rapport à une panzer division pour comprendre le paradoxe. Dans la division US, il n’y avait qu’un bataillon antichars sur TD (tank destroyer). Le reste des chars étaient des M4 à canon de 75mm plus aptes à l’appui feu. La division est moins bien servie que la Panzer division qui voit tous ses chars équipés de puissants canons antichars (Panzerwagen IV ou Panther, voire char Tigre) en plus de multiples moyens antichars dans le régiments d’infanterie mécanisée ou motoriséé. Pourtant, les alliés ont su exploiter leurs avantages en terme de mobilité et d’appui pour se donner l’avantage.

Comment expliquer sinon le fait que les alliés, avec un char comme le M4, aient pu repousser les Allemands de 1942 à 1945 ? Il est à noter que les Anglais ont équipé un M4 sur quatre d’un canon de 76,2 bien meilleur en antichars. Les Américains vont les suivre mais le canon restera inférieur aux solutions allemandes de l’époque.

On le voit en Ukraine, et je le rappelle souvent, le char effectue la majeure partie de son temps à la mission d’appui feu. Seules 2 à 5 % des missions réalisées sont des combats de rencontre entre blindés. Ces combats, je le rappelle aussi, se situent souvent en dessous de 1000 m.

Les Russes semblent l’avoir parfaitement intégré puisqu’ils ont remis en service des vieux chars T62 et même T55. Ces chars ne sont pas capables de se mesurer à des chars lourds modernes, ni même à des antichars de dernières générations mais leur canon reste compétitif en appui feu.

La question tactique est de savoir quelle est la plus-value de chars high tech dans l’organisation du combat moderne. Les analyses des guerres modernes sont contradictoires. Beaucoup me parleront de la supériorité des M1 et autre Challenger pendant les deux guerres du Golfe. A cela, on peut répondre que la supériorité aérienne a joué un rôle essentiel dans la victoire des alliés. En bons élèves des doctrines allemandes, les Américains avaient vaincu les forces terrestres irakiennes avant même d’avoir traversé la frontière. Même si les chars avaient été de capacité inférieure, le résultat aurait été le même.

La guerre en Ukraine est en cela plus intéressante car les forces de part et d’autre sont équilibrées. Aucun des chars les plus modernes employés par les deux camps n’a apporté une supériorité permettant de casser l’équilibre des combats. Les « game changers » n’ont joué aucun rôle dans les batailles qui puisse justifier cet acronyme (il en va de même du F16).

Dans la guerre de haute intensité, le nombre est souvent un facteur plus essentiel que la supériorité technologique. Mais c’est surtout l’organisation tactique, la qualité des équipages et de leur formation qui fait la différence.

Il suffit, là encore, de regarder l’Histoire. Le char Panther, bien supérieur au char M4 Sherman, lui a souvent fait payer très cher leurs duels. Mais au fil des combats, les équipages alliés ont su exploiter les défauts du char allemand. Le premier fut le mantelé du bouclier du canon qui faisait rebondir l’obus vers le bas, c’est-à-dire vers la caisse, entraînant la destruction du véhicule. Le blindage latéral qui n’était que de 38 mm, était facilement perçable par les obus antichars M 61 du M4. Les équipages n’hésitaient pas à tirer à longue distance des obus phosphore (fumigènes) sur les chars allemands. Le chars ayant un moteur à essence avait alors tendance à prendre feu. La tactique de combat privilégiait l’attaque de flanc, voire par l’arrière, à l’attaque de face. Toutes ces mesures permettent aux unités alliées de garder l’ascendant sur le char allemand.

Aujourd’hui, les chars restent sensibles aux tirs de flanc et d’arrière. De face, les blindages sont toujours aussi résistants mais l’armement et l’optique sont toujours des zones de points faibles. Le défaut tourelle (partie entre la tourelle et le châssis), bien que plus étroit, reste toujours une zone exposée. De nouvelles munitions attaquent le toit qui n’est jamais protégé correctement.

Donc, le char high tech ne change pas la donne au combat, pas plus qu’il n’apporte de plus-value tactique significative qui justifie l’investissement. Naturellement, les situations sont nombreuses où la technologie a donné un avantage, mais ces situations n’ont pas eu la capacité de durer.

Est-ce que la fonction antichar du char apporte un avantage tactique aujourd’hui ? Consacrer la majeur partie de la conception d’un char à la fonction antichar est-il toujours pertinent actuellement ?

Le char avait cette fonction depuis l’entre deux guerre. La raison qui justifiait l’emploi du char en antichar était que le char est capable d’une grande mobilité et que, donc, si l’on veut le détruire, il faut, soit être déjà en position face à sa progression, soit pouvoir, par la manœuvre, l’intercepter. Des chasseurs de char léger pourraientt accomplir cette mission en défensif. Cependant, en offensif, il faut pouvoir tenir à la ferraille du champ de bataille. C’est ce que fait toujours le char. Ainsi, il est logique d’imaginer que le char en offensif ou en défensif est le meilleur véhicule pour neutraliser un autre char.

Mais ces dernières années, la donne a changé. Les légers ont pris l’avantage en raison des nouvelles armes antichars qui tirent au-delà de la vue ou qui sont plus furtives, empêchant la réaction du char. L’artillerie est, par ailleurs, devenue plus performante. Auparavant, elle arrosait une zone d’obus alors qu’aujourd’hui, les obus guidés sont capables de frapper juste un char posté ou même mobile. Puis, les drones ont fini de complexifier le champ de bataille avec une capacité de frappe de plus de 10km (voire plus de 50 km pour certains modèles). Il n’est plus nécessaire d’être sur sa progression pour neutraliser un char.

Il suffit de prendre en compte le nombre limité de chars détruits en duel. Cette situation si elle existe toujours, reste je le rappelle, rare (2 à 5 % de combat entre blindés en Ukraine) . Cela justifie t-il la fonction principale antichars du char ? On peut penser que non.

Si l’on considère les avions de chasse modernes, consacrer l’avion uniquement à la fonction chasse aérienne donne, certes, de bon chasseurs mais qui ne sont que rarement employés. Un avion polyvalent, lui, est plus souvent engagé en opération. C’est le constat avec le F22 Raptor ou le Typhon. Ces deux avions ont été spécialisés dans la chasse, mais n’ont jamais été engagés dans cette configuration. Seuls les avions les plus polyvalents ont su être les plus efficaces, comme le Rafale.

Est ce que le char à encore un avenir sur le champ de bataille ? Le canon de char a encore un avantage qui est celui de pouvoir envoyer une charge explosive à grande vitesse en tir direct sur un objectif. L’avantage de ce tir, d’après ceux qui l’ont subit, c’est la surprise et la précision qui le caractérisent. Comme il est admis, le char conquiert et l’infanterie occupe. Il faudra toujours un véhicule pour avancer protégé et livrer des feux chez l’ennemi. Cette mission est dangereuse et la meilleure arme pour cette mission est le char. Le problème, aujourd’hui, est la pléthore d’armes qui est attitrée à sa destruction. Jamais il n’y a eu autant d’armes contre lui alors peut-il y survivre ?

Techniquement, il faudrait mettre en œuvre des systèmes complexes de protections actives diverses pour assurer une chance de survie au char. Mais cela ferait exploser les coûts des engins. La seconde solution est celle d’accepter les pertes et de les compenser par la régénération du véhicule touché et/ou une production industrielle qui compenserait les pertes. Mais cette solution est aussi fort coûteuse.

Par exemple, si l’on considère deux pays A et B avec chacun une des solutions à somme constante. Les deux dépensent 1 milliard pour leur flotte de chars. Le pays A monte tous les systèmes de protection active, ce qui fait que le char coûte 10 millions. Il ne peut donc disposer que de 100 chars. Le pays B, lui, fabrique un char simple sans grande sophistication. Le char ne lui coûte qu’1 million et il peut ainsi disposer de 1000 chars. Il faut ici se poser la question de la différence technologique entre les deux chars. Si A produit un char ultra moderne, ses performances ne l’empêche pas de devoir se ravitailler, se poster, se reposer, être réparé etc. Ce sont autant d’occasions pour l’ennemi de frapper et obtenir le maximum d’effet. Les chars de B sont technologiquement inférieurs mais pas forcément complètement obsolètes. En effet, il y a actuellement des technologies qui ont vu leur coût baisser, comme les caméras thermiques, une partie de l’électronique, les technologies employées dans le civil, dans les moteurs, les modernisations des chaînes de fabrication avec des imprimantes 3D, les jumeaux numériques etc. Ce qui permet de faire baisser les coûts tout en ayant conçu un engin compétitif. L’écart peut être bien plus relatif qu’il n’y paraît.

Il faut aussi prendre en compte la nouvelle trame antichars qui fait la part belle aux drones, au armes guidées, à l’artillerie. Si A et B font ensuite le même effort en antichar, on peut déduire ceci :

L’avantage tactique revient à B. En effet, la masse lui permet d’attaquer dans plus d’endroits sur un plus grand front que A. Certes celui-ci aura l’avantage là où il emploi ses chars, mais aucun système n’est invincible et donc il aura à subir des pertes. En second lieu, A ne pourra pas couvrir toute la zone et risque d’être débordé par la masse de B. Cela était déjà vrai lorsque le char était encore l’arme principale antichar. Mais seuls les antichars peuvent rééquilibrer cette donnée.

Idéalement pour A, il faut qu’il détruise avec tous ses moyens 10 fois plus de chars que ne lui en détruit B. Sauf qu’un tel rapport n’est possible qu’en cas de grande supériorité. En Ukraine, selon ONYX, le taux est au mieux de 1 pour 3 en faveur des Ukrainiens, sachant que tout n’est pas connu. Pourtant les unités ukrainiennes au front se plaignent de la puissance de feu en artillerie et en char de leurs adversaires. Les Russes continuent d’attaquer malgré les pertes en véhicules.

Les armes antichars rééquilibrent le désavantage technologique pour B. Même si beaucoup plus de ses antichars sont interceptés, (le meilleurs tôt pour l’APS Trophy est de 78 %), la diversité des attaques permet quand même de détruire un nombre de chars chez A. La perte de 20 % ou 30 % des chars de A favorisera toujours B car au même taux de pertes, il garde toujours l’avantage en nombre. Dans notre exemple, donc, A perd 30 chars et B 300 chars mais il reste un rapport toujours favorable pour B. Il faut bien se rendre compte qu’il n‘y a jamais de tels rapports. Le rapport est au mieux de 1 pour 3, ce qui fait 90 chars perdus pour B. Il lui en reste 910 alors qu’il ne reste que 70 à A.

La différence peut se faire aussi dans la régénération et la production. Si A met plus de temps à produire un char, le remplacement des chars perdus sera plus long. Les pertes risquent de ne pas être comblées rapidement.

Au contraire, B peut produire plus rapidement des chars et en sortir plus et, au moins, compenser partiellement les pertes. L’avantage de la masse est évident, ici.


En conclusion

Le char a sa place sur le champ de bataille et peut continuer à jouer un rôle tactique qui lui est propre. Il faut sans doute, cependant, concentrer la fonction du char sur l’appui feu et non plus la lutte antichar. S’il doit encore jouer ce rôle, c’est de manière occasionnelle. Le char doit être conçu autour de l’idée qu’il n’est qu’un rouage de la bataille et pas l’équipement principal. Il est également consommable et il faut donc accepter d’en perdre au combat. Pour cette raison, un char doit être facile à produire, à entretenir et à réparer pour la régénération rapide des unités. Je pense que le système tactique garantira plus d’efficacité et de survie au char que le char lui-même. La technologie, si elle joue un rôle important, ne remplace pas le nombre.


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