La Bascule en Ukraine ?

 


Je tiens à faire ici un point contradictoire sur la situation militaire en Ukraine. La presse et beaucoup de spécialistes occidentaux parlent de la stratégie ukrainienne d'usure des forces russes, de l'incroyable attaque de la région de Koursk, de la supériorité intellectuelle, technologique et militaire des Ukrainiens. Cependant, on peut craindre que cette analyse soit erronée. La situation pourrait, malheureusement, être bien plus catastrophique qu'il n'y paraît pour les Ukrainiens.

Pour argumenter mon propos, je mentionnerai des informations rendues disponibles au grand public, informations confirmées par les deux camps.

La situation des unités:

Sachant que chaque camp a, pour des raisons facilement compréhensibles, tendance à surestimer les pertes du camp adverse et minimiser ses propres pertes, il est difficile d'avoir des chiffres précis et incontestables. Dans les media, chacun y va de son estimation.

Ainsi, à ce jour, il y a peu d'éléments fiables sur le niveau réel des pertes des forces russes. Elles avoisineraient, selon le Ministère des Affaires étrangères français, les 150 000 morts et 350 000 blessés (chiffres donnés en mai 2024) (1).

De même, en ce qui concerne les Ukrainiens, les chiffres sont, sans doute, au moins équivalents. Malgré le chiffre ukrainien de seulement 31000 morts (chiffre donné en février 2024) (2), des faits montrent que ces chiffres son iréalistes.

Il y a d'abord des comptes-rendus verbaux des combattants eux-mêmes. Des soldats déclarent avoir perdu plus de 60% de leur unité dans les combats (3). Plusieurs unités ont dû se reconstituer, preuve de l'attrition. La difficulté du recrutement en Ukraine est en partie due au sentiment de non-retour du champ de bataille (4). Il y a donc bien une attrition importante.

De plus, le moral est différent dans chaque camp.

Les Russes semblent faire preuve d'une bonne résilience globale. Le vrai seul mouvement de panique a eu lieu lors des contre-offensives ukrainiennes réussies à l'automne 2022 (5). Actuellement, à l'exception des appelés du contingent, il ne semble plus y avoir de mouvement de contestation comme celui, en 2022, dans les unités de diverses milices et groupes paramilitaires. Il semble donc que soit la surveillence soit accrue, soit les équipements et la tactiques aient été améliorés.

Il semblerait, à ce propos, que les unités d'infanteries mécanisées et motorisées russes souvent mal instruites aient reçu une meilleure formation couplée à de nouvelles tactiques et de meilleurs équipements . Sur les images disponibles sur internet, les hommes sont dotés de nouveaux treillis, ils portent tous des gilets pare- balles et des casques modernes. La prise en compte des blessés se serait amméliorée. (6)

Globalment, après un vrai creux capacitaire, il semble que les Russes se soient adaptés à cette guerre. Ils utilisent de plus en plus de drones (7) même s'ils restent inférieurs dans ce domaine aux Ukrainiens. Ils ont innové dans la robotique, l'emploi de motos et de véhicules légers rapides pour l'assaut semblent donner des résultats sur le terrain (8).

Ces nouveaux moyens ont donné la capacité aux Russes d'attaquer plus efficacement les lignes de défense ukrainiennes (9). En outre, ils peuvent jouir d'une supériorité dans le domaine de l'appui feu dont ne disposent pas partout les Ukrainiens. Les comptes-rendus oraux des combattants ukrainiens parlent souvent de la supériorité des feux qui ouvrent le passage aux forces d'assaut (10).

C'est d'ailleurs dans le domaine aérien que le changement est le plus important. Au début de la guerre, la supériorité des défenses sol-air ukrainiennes avait infligé des pertes sévères à la force aérienne russe empêchant celle-ci d'intervenir. La réponse a été la mise en œuvre d'un kit de guidage Glonass monté sur des bombes lisses permettant de cibler à plus 50 km de l'objectif. Il en a résulté une augmentation, en 2024, des frappes guidées qui ont infligé de lourds dégâts à la partie ukrainienne (11). Il y a aussi une stratégie de frappes stratégiques cumulant le low cost avec les Shahed, drones à moteur à piston peu coûteux et les attaques de missiles plus performants. Le résultat fut l'épuisement des défenses sol-air ukrainiennes qui ont été moins vite renouvelées que les munitions d'attaque (12).

La défense aérienne ukrainienne n'a été capable d'intercepter que 49,5% des missiles et drones russes, ce qui explique la destruction du réseau électrique ukrainien (13). Actuellement, des vidéos d'observations de drones russes montrent des frappes bien plus dans la profondeur, déjouant la défense sol-air ukrainienne qui est bien moins active que par le passé. Ceci est un mauvais signe pour l'avenir car la perte de la maîtrise du ciel pourrait permettre des frappes russes plus audacieuses et destructrices qui accéléreraient des échecs sur le terrain alors que l'on voit que même les quelques F-16 livrés à l'Ukraine ne sont pas indestructibles (14).

Les combattants ukrainiens, quant à eux, semblent tenir le coup alors que le moral de l'arrière commence à baisser. La mobilisation de l'ensemble de la population masculine a entraîné une recrudescence des départs à l'étranger. Les hommes en âge de se battre ne se précipitent plus pour aller au front (15). Ce phénomène existe aussi en Russie, mais il peut être absorbé par une population plus importante. Les équipements et la formation dont bénéficient les Ukrainiens restent correctes, sur le champ de bataille, les hommes semblent faire beaucoup moins preuve d'innovation qu'au début de la guerre. Il apparaît que l'échec de l'offensive de l'été 2023 a fracturé la confiance et le moral (16).

Les très beau coup porté en mer par la techno-guérilla ukrainienne a été un vrai succès opératif ukrainien. Au vu du nombre de navires coulés ou endommagés, la marine russe en Mer Noire est en difficulté. Elle semble pour l'instant apporter des corrections, principalement l'amélioration de ses défenses contre les attaques de drones navales (17).

Les forces ukrainiennes restent importantes et ont pu se regénérer après les échecs de 2023. L'approvionnement en chars, en pièces d'artillerie, en obus et en missiles permet à l'Ukraine de tenir et de poursuivre le combat. Preuve en est, l'offensive dans la région de Koursk (18). La question est alors de savoir si cette offensive sert à quelque chose.

En effet, elle permet, certes, de montrer la faiblesse des défenses russes pour protéger la frontière ; elle permet aussi de créer un nouveau point de fixation loin du Donbass, mais cela sera t-il efficace ? Pour l'instant, il ne semble pas que les Russes se soient précipité pour défendre la région envahie. Le gros de l'armée reste à l'attaque dans le Donbass. Ce qui est vu comme une erreur de la part des Russes peut être vu aussi comme une bonne stratégie.

Les Russes semblent appliquer la stratégie de grattage chère à Joffre et à Pétain. Ils imposent un bras de fer constant aux unités ukrainiennes. Profitant des faiblesses de ces dernières, ils ont lancé plusieurs offensives réussies sur Toreskt et Kharkiv avec un certain succès initial (19). Promenant les réserves ukrainiennes qui servent de pompiers, les Russes ont usé les défenses par de multiples petits assauts. Ce choix de la bataille imperdable garantit une avance continue et l'usure des Ukrainiens. Cela rappelle l'assaut français du Fort de la Malmaison en 1917. L'assaut fut si puissant que l'ennemi allemand fut obligé de rendre le fort aux

Français . Mais pour réussir cette attaque, il a fallu, côté français, mettre en place la plus grande concentration d'appui feu de la guerre (20).

De la même manière, les Russes bombardent massivement les positions ukrainiennes à coup de bombes guidées d'artillerie et souvent de roquettes thermobariques. Ensuite ils se jettent à l'assaut des postions détruites. Il y a deux effet à cette stratégie : l'effet mécanique qui est la destruction physique des Ukrainiens et l'effet psychologique avec de plus en plus le sentiment de servir de "chair à canon" et qu'il n' y a aucune chance de s'en sortir.

Combattre à reculons et subir les feux sont des facteurs qui entraînent la destruction de la force morale. Si, de plus, il n'y a pas de relève, puisque celle-ci est sur un nouveau front, il est fort probable que la situation devienne de plus en plus complexe.

Les principales défenses construites à partir de 2014 à Adviidka, Marioupol, Bakhmout sont tombées. Il ne reste plus qu'Ugledar à tenir. Derrière ces villes, les défenses sont moins solides comme on a pu constaté après la chute d'Adviidka (21). L'attaque actuelle de Prokrovsk risque, non seulement d'effondrer la partie sud des défenses ukrainiennes, mais elle pourrait aussi donner de nouvelles possibilités de pénétration derrière les lignes de défense ukrainiennes.

Comme déjà décrit plus haut, les attaques russes se cumulent à de nouveaux raids aériens visant à détruire les infrastructures énergétiques. Le peu de réactivité apparente de la défense aérienne aux derniers raids laisse à penser que la situation est bien plus difficile pour les Ukrainiens (22).

Pour la première fois depuis longtemps d'ailleurs, il semble que les Ukrainiens aient envisagé des négociations en vue d'un cessez-le-feu (23). Ce changement de discours des Ukrainiens est un signe des difficultés qu'ils subissent.

L'offensive en Russie peut d'ailleurs aussi être vue comme un signe de désespoir. En effet, ne pouvant obtenir de victoires sur le terrain dans le Donbass, le régime ukrainien aurait attaqué dans la région de Koursk pour rassurer les occidentaux sur leur capacité d'action, mais aussi faire pression sur les Russes. Cela ressemble de plus en plus à un assaut désespéré à l'image de l'attaque allemande de 1944 dans les Ardennes.

Si la situation militaire de l'Ukraine n'est pas idéale, les relations avec les partenaires ne le sont pas non plus. L'Allemagne, suite à l'enquête sur l'attentat du Nordstream, a décidé de réduire son soutien à l'Ukraine (24). L'Amérique reste le principal donateur de l'Ukraine mais l'opinion américaine et les politiques américains sont divisés au sujet de ce soutien (25). La victoire de Trump pourrait rebattre les cartes en défaveur de

l'Ukraine (26). Mais, même sans l'arrivée des Républicains au pouvoir, la situation militaire dans le monde pourrait obliger les Américains à privilégier leur propre défense à celle de l'Ukraine, surtout si il n'y a aucun résultat sur le terrain. D'ailleurs, l'offensive en Russie pourrait aussi s'expliquer par le besoin pour une partie des pro-guerre américains de justifier les efforts financiers consentis pour le soutien à l'Ukraine.

En conclusion

Naturellement, il est toujours possible qu'il y ait un retournement. Mais, ni les armes occidentales, ni le temps ne jouent en la faveur des Ukrainiens. L'offensive ukrainienne dans la région de Koursk pourrait entraîner, au contraire, une aggravation globale du front. En effet, les Russes ne sont pas obliger de défendre la région envahie avec autant de soldats que s'ils étaient en position d'attaque. Ce sont les Ukrainiens, après leur incursion spectaculaire, qui sont obligés de mettre des effectifs pour tenir. Les Russes profitent de cette situation pour attaquer encore plus fort sur le front ukrainien. Ils savent sans doute qu'il n'y a pas de réserves pour aider les unités ukrainiennes du front du Donbass puisque les réserves sont déployées dans la région de Koursk. De plus, le terrain au Nord des positions conquises par les Ukrainiens dans la régions de Koursk est plat et sans obstacle, ni forêt. Si l'armée ukrainienne attaquait plus avant dans cette direction, il n'y a aucun doute qu'elle subirait des pertes très lourdes. La livraison de quelques F-16 laisse encore espérer aux plus optimistes un retournement de situation en faveur de l'Ukraine. Néanmoins, à moins de nouveaux événements, les Ukrainiens risquent dans les mois qui viennent de perdre encore plus de territoire, et même de voir leur front se faire enfoncer plus profondément dans le Donbass, ce qui ne serait malheureusement pas à leur avantage lors d'éventuelles négociations.



(1) https://www.europe1.fr/international/guerre-en-ukraine-150000-soldats-russes-tues-depuis-le-debut-de-linvasion-4244982 ; https://www.geo.fr/geopolitique/guerre-en-ukraine-pour-la-russie-ces-morts-qui-coutent-aussi-cher-que-les-vivants-221352


(2) https://www.lemonde.fr/international/article/2024/02/25/quelque-31-000-soldats-ukrainiens-sont-morts-depuis-le-debut-de-la-guerre-declare-volodymyr-zelensky_6218511_3210.html


(3) https://www.tf1info.fr/international/video-document-lci-guerre-en-ukraine-russie-sur-le-front-oriental-le-decouragement-gagne-du-terrain-2316478.html


(4) https://www.washingtonpost.com/world/2024/02/08/ukraine-soldiers-shortage-infantry-russia/


(5) https://edition.cnn.com/2022/11/17/europe/russia-soldiers-desert-battlefield-intl-cmd/index.html


(6) https://crsreports.congress.gov/product/pdf/IF/IF12606 (§ "Currrent Military Outlook and Performance") ;


(7) https://www.atlanticcouncil.org/blogs/ukrainealert/russias-growing-kamikaze-drone-fleet-tests-ukraines-limited-air-defenses/


(8)-(9) https://www.nytimes.com/2024/06/29/world/europe/ukraine-russia-war-donbas.html


(10) https://www.reuters.com/world/europe/ukraine-outnumbered-outgunned-ground-down-by-relentless-russia-2024-02-21/


(11) https://cepa.org/article/glide-bombs-the-russian-wonder-weapon/ ; https://www.pravda.com.ua/eng/articles/2024/06/12/7460320/


(12) https://edition.cnn.com/2024/08/26/europe/ukraine-russia-air-attacks-intl-hnk/index.html ; https://understandingwar.org/backgrounder/russian-offensive-campaign-assessment-august-26-2024


(13) https://www.opex360.com/2024/08/23/depuis-le-debut-de-la-guerre-les-forces-ukrainiennes-nont-reussi-a-intercepter-que-495-des-missiles-et-des-drones-russes/


(14) https://fr.euronews.com/my-europe/2024/08/30/lukraine-confirme-le-crash-dun-des-f-16-fournis-par-loccident-et-la-mort-du-pilote


(15) https://www.tf1info.fr/international/video-document-lci-guerre-en-ukraine-russie-sur-le-front-oriental-le-decouragement-gagne-du-terrain-2316478.html ; https://www.youtube.com/watch?v=ecDdDr8SFAE


(16) https://www.tf1info.fr/international/video-guerre-ukraine-russie-document-lci-guerre-en-ukraine-pres-du-front-de-l-est-les-civils-partages-entre-resilience-et-epuisement-2313295.html


(17) https://fmes-france.org/vers-une-neutralisation-de-la-flotte-russe-de-la-mer-noire/ ; https://www.midilibre.fr/2024/07/05/guerre-en-ukraine-la-marine-russe-en-mer-noire-perd-ses-positions-en-crimee-zelensky-felicite-keir-starmer-pour-sa-victoire-le-point-sur-la-situation-12064086.php


(18) https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2024/08/30/en-carte-la-percee-de-l-armee-ukrainienne-en-russie-depuis-le-6-aout-2024_6299613_4355770.html


(19) https://www.tf1info.fr/international/document-lci-guerre-ukraine-russie-les-unites-ukrainiennes-dans-une-situation-precaire-sur-le-front-de-toretsk-2308965.html


(20) https://theatrum-belli.com/malmaison-1917-renouveau-doctrinal/


(21) https://apnews.com/article/russia-ukraine-war-fortifications-8a72981dfdb755de6f8011b13f4d062e


(22) https://cepa.org/article/glide-bombs-the-russian-wonder-weapon/ ; https://www.pravda.com.ua/eng/articles/2024/06/12/7460320/ ; https://edition.cnn.com/2024/08/26/europe/ukraine-russia-air-attacks-intl-hnk/index.html ; https://understandingwar.org/backgrounder/russian-offensive-campaign-assessment-august-26-2024



(23) https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/geopolitique/geopolitique-du-mardi-16-juillet-2024-4305866 ; https://www.youtube.com/watch?v=ecDdDr8SFAE


(24)https://www.euractiv.com/section/europe-s-east/news/nord-stream-attack-germany-issues-arrest-warrant-for-ukrainian-suspect/ ; https://www.dw.com/en/germany-ukraine-military-aid-2026/a-69984998


(25) https://thehill.com/policy/international/4624815-americans-largely-split-on-ukraine-aid/ ; https://www.pewresearch.org/politics/2024/07/29/war-in-ukraine-wide-partisan-differences-on-u-s-responsibility-and-support/


(26) https://theconversation.com/ukraine-recap-the-bleak-prospect-of-a-trump-vance-white-house-235055 ; https://www.youtube.com/watch?v=ecDdDr8SFAE






Commentaires