Jouer à nous faire peur.

 






« Celui qui contrôle la peur des gens devient maître de leur âme » - Machiavel

La peur rend les hommes irrationnels ; la peur est le moteur des dictatures ; la peur est l’arme politique redoutable. En démocratie, elle peut être utilisée lors de grand périls pour mobiliser le peuple. Mais il convient de ne pas l’employer n’importe quand ou à n’importe quelle fin.

Le paradoxe de nos sociétés ultra communicantes est que la parole politique ne vaut plus rien. Aujourd’hui, seul l’écrit a un sens, et seulement lorsque celui-ci va dans le sens du politique. 

Les politiques actuels font souvent référence à l’histoire, en particulier à la période de 1933-39. Cependant, une vrai vue d’ensemble permet de tout de suite faire la différence entre hier et aujourd’hui.

Commençons par la géographie. En 1933, l’Allemagne, où Hitler vient d’accéder au pouvoir, est encore physiquement séparée de la France par la Rhénanie neutre. Les forces françaises qui l’occupaient l’ont quittée en 1930. La menace naissante n’est pas encore tout à fait à nos frontières.

En 1935, l’instauration  du service militaire et la création des premières divisions blindées par l’Allemagne inquiètent une partie des autorités politiques.

En 1936, la Rhénanie est récupérée par l’Allemagne, ce qui ne provoque aucune réaction de la part de la France. Le Front Populaire vote le plan 14 milliards sur 4 ans qui doit permettre la nationalisation d’entreprises d’armement et la modernisation de l’outil industriel.

En 1937, les Allemands se réarment. Ils portent l’effort de défense de 11 à 17% du PNB, pendant que la France passe de 7% à 8%.

En 1938, les accords de Munich sont ratifiés. En France, un plan d’urgence à 65 milliards sur 4 ans voté en France.

En 1939, la France passe de 8, 5 à 23% du PNB consacré à la défense (17 à 30% en Allemagne)

Comme on le voit, il y a un vrai effort de défense en France durant cette période, car il y a une vraie menace à nos frontières.

Or, l’Ukraine et la Russie se trouvent à plus de 3000km des frontières françaises.

En 1998, la Russie consacrait 2,7% de son PIB à sa défense, la France 2,2%

En 2015, la part de la défense dans le PIB russe passe à 5,4 %, alors qu’en France, cette part est de 1,9%.

En 2022, 4,1% en Russie, 1,9% en France

En 2024, 6% en Russie, 2% en France.

Comme on le voit, il n’y a en réalité aucun effort de rattrapage pour mettre la France à niveau de l’effort russe.

Si la France avait de réelles velléités à intervenir en Ukraine, il faudrait déployer des forces terrestres d’un certain volume pour être crédible. La plus grosse projection de personnels a, pour l’instant, été l’opération Sentinelle sur le territoire national, puis Serval en 2013. Il faut remonter à 1991 et la division Daguet pour voir 15 000 personnels projetés.

 

Bien qu’il n’y ait pas de chiffre officiel, il doit y avoir environ 1millions de soldats de part et d’autre actuellement en Ukraine. Que pourraient faire les forces françaises alors qu’elles sont, en plus, en train de préparer la projection de 10000 hommes pour les Jeux olympiques sur le territoire national.

Alors à quoi sert tout ce battage médiatico-politique sur le possible envoi de troupes françaises sur le sol ukrainien ?

Cela sert-il juste à tenter de faire peur  aux Russes ? Il y a de quoi être sceptique. Bien qu’ils ne soient pas au sommet de leur forme, après déjà 2 ans de guerre, ils vont, à première vue, mieux qu’après les défaites de l’autonome 2022. Ils semblent exploiter les remontées du terrain pour apprendre de nouvelles tactiques, moderniser leurs équipements et innover avec de nouvelles technologies. L’armée russe est peut-être en train de devenir l’armée la plus puissante du monde.

Mais je relativise cette puissance car, si l’armée de terre arrive à obtenir, avec plus ou moins de mal, des victoires, l’aviation a été bien diminuée. De même, la flotte russe semble ne pas arriver à trouver une solution à la guérilla navale ukrainienne. 

L’idée qu’à l’issue de cette guerre, les Russes se lanceront à la conquête de l’Europe paraît bien hasardeuse. En plus de deux ans, ils n’ont pas réussi à conquérir tout le territoire ukrainien, et ils réussiraient à envahir l’Europe ? Le morceau est quand même beaucoup plus gros !

A cette heure-ci, les Russes ne considèrent sans doute pas la France comme une menace crédible, au pire l’envisagent-il comme une gêne.

La Russie sait que même si la France envoie des troupes, celles-ci ne joueront aucun rôle et quand bien même, au premier tir, une riposte russe coûterait à la France des hommes. Politiquement, cela pourrait être dangereux. La mort de 10 soldats français aux mains des Taliban dans l’embuscade d’Uzbin en Afghanistan en août 2008 a déclenché diverses controverses (critiques médiatico-politiques à l’encontre de l’armée, le chef d’état-major des armées auditionné par des commissions de l’Assemblée nationale, plaintes de familles de soldats tombés dans l’embuscade, etc...). Si des soldats français mouraient sur le front ukrainien, l’opinion publique pourrait demander le rappel de nos forces.

Que reste-t-il alors  comme hypothèse ?

Et si tout cela était de la diplomatie interne à l’OTAN ? Là encore, si c’est le cas ce n’est pas brillant. La plupart des alliés occidentaux (ceux qui sont en mesure de projeter des forces) ont, toute suite après la déclaration du président français sur le possible envoi de troupes au sol, affirmé qu’il n’enverraient jamais de troupes en Ukraine. Au contraire, les Américains ont exprimé leur désaccord avec la position française. En effet, il y a débat aussi aux Etats Unis. La réaction française favorise le discours de Trump et des Républicains plutôt isolationnistes.

Alors serait-ce de la politique intra-européenne ? Là encore, la position a divisé l’Europe en deux camps. Le camp français préconise une Europe forte avec un vrai volontarisme. Il y a l’idée que plus l’enjeu est grand (et dangereux) plus vite et fort la construction européenne s’en trouvera renforcée. Le camp allemand, lui, s’appuie lui sur l’idée d’une Europe économique protégée par l’OTAN.

Le risque de conflit direct avec la Russie a été diversement appréciée par les peuples européens. Il semble que cette idée conduit plus les populations à adopter une position isolationniste. Entre soixante-seize pourcents (1)  et 79 % (2) des Français seraient contre l’envoi de troupes au sol en Ukraine .

Alors, il reste la politique intérieure. En axant la campagne des élections européennes sur la guerre en Ukraine, le pouvoir ne cherche-t-il pas à cristalliser les débats ? C’est ce qu’on appelle parfois l’effet drapeau. Tout pouvoir reconnaît l’avantage du « chef en guerre » qui est suivi par principe par les populations. Pour ce qui est de l’actualité politique, plusieurs éléments pourraient aussi expliquer ce choix.

Alors somme-nous à Munich en 1938 ? Eh bien, non. La Tchécoslovaquie avait signé un accord de défense avec la France. Pas l’Ukraine aujourd’hui. La menace va ensuite se retourner contre nous ? Non, il y a la distance, il y a les forces en présence, il y a le faible effort de défense qui montre qu’une telle menace n’est pas envisagée par les dirigeants français.

Je ne parlerais pas de la lamentable comparaison avec des personnalités de l’époque…

Quant à Poutine, est-il Hitler? Non. Il n’a pas de vraie ambition expansionniste et belliqueuse. Il n’y a aucune vraie politique totale d’élimination physique d’opposants. Il n’y a pas de massacre organisé de populations au sens camps de concentration et d’exécutions sommaires comme l’avait mis en place l’Allemagne nazie. Il n’y a aucun déplacement de populations entières, pas de massacre ethnique (à ne pas confondre avec des faits de guerre), etc. Il n’y a aucune revendication raciale ou ethnique (ce qui, pour la Russie, étant donné la diversité des ethnies et des religions qui la composent, serait difficile, de toute façon). Le pouvoir est, certes, autoritaire mais il y a un semblant de « démocratie », même si celle-ci n’est pas libérale.

 

 

Donc, en fin de compte, rien n’est comparable. Ainsi, il faut sans doute prendre ce battage politico-médiatique pour ce qu’il est, à savoir, de l’agitation médiatique, des discours politiques, et quand on voit ce que vaut la parole politique de nos jours…    

   

 

(1)  Sondage CSA,  https://www.lefigaro.fr/international/guerre-en-ukraine-76-des-francais-contre-l-envoi-de-troupes-au-sol-francaises-20240228#:~:text=Selon%20un%20sondage%20CSA%20pour,l'enqu%C3%AAte%20d'opinion.

(2) Sondage Elabe, https://www.ladepeche.fr/2024/03/09/direct-guerre-en-ukraine-fournir-de-laide-au-compte-gouttes-ne-fonctionne-plus-deplore-le-chef-de-la-diplomatie-ukrainienne-11813033.php

Commentaires

  1. merci pour cet article, mais pas d'accord avec vous sur le fond. Personne n'a jamais dit que la france interviendrait seule, et avec des troupes combattantes sur le sol ukrainien. On irait (conditionnel) pur faire de la formation, de la logistique, de l'entretien, ... et pas pour être en première ligne. Et on parle de militaires professionnels, pas d'une conscription général type 1914 ou 1940 comme le sous entendent certains relais de poutine dans nos pays pour faire peur.
    La position de macron est la bonne, face à un tel dictateur expansionniste, devant l'apathie générale, devant le manque de munitions que l'on n'arrive pas à produire, il faut effectivement passer à la vitesse supérieure.
    Même si on n'a pas d'accord spécifique avec l'ukraine, ce conflit nous concerne, il se déroule à nos portes et remet en cause l'équilibre européen, voire mondial. Si demain on laisse l'ukraine à la russie, tous les dictateurs du monde se trouveront justifiés à aller attaquer et annexer leur voisin s'il dit ou fait qqe chose qui ne leur convient pas. Nous n'avions pas d'accord avec le koweit en 91, pourtant nous sommes intervenus car on parlait de nos intérêts.
    Enfin, je ne comprend pas votre dernier paragraphe !!!!
    Il n'y a pas de "vraie ambition expansionniste et belliqueuse" ? Donc, la georgie en 2008, la crimée en 2014, le donbass en 2014-2015, les revendications actuelles sur la moldavie, les pays baltes, les déclarations répétées "la russie n'a pas de frontières", c'est quoi alors ?
    Il n'y a pas de "politique totale d’élimination physique d’opposants" ? Allez donc en parler à navalny, à ceux qui purgent de longues peines de prions (kara-mourza entre autre), aux gens tombés des fenêtres ou noyés dans une piscine, à ceux qui se retrouvent en prison car ils ont prononcés le mot guerre, ..., pas sur qu'ils soient de votre avis.
    Il n’y a pas de "massacre organisé de populations" ou "d’exécutions sommaires" ? Alors oui ce ne sont pas des camps de concentrations mais les multiples massacres recensés (butcha, irpin, marioupol) ne sont pas vraiment des dommages collatéraux.
    Il n’y a pas de "déplacement de populations entières" ? Population entière peut être pas, mais les milliers d'enfants ukrainiens déportés sont quand même à prendre en compte (d'ailleurs la cpi ne s'y est pas trompée
    Pour les "revendications raciales ou ethnique", c'est vrai stricto sensu, ce serait plus des revendications sociétales (je passe sur le fait que tout ce qui est anti russe est qualifié de nazi maintenant, même le cio a été accusé de cela, c'est dire). Le dictateur au pouvoir du kremlin et ses sbires nous parlent bien totu le temps de la décadence européenne (d'après eux nous sommes des faibles de nature et gangrenés par les lgbt et les woke) et de la "supériorité spirituelle" russe, je me trompe ?
    Cordialement

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  2. Merci de votre commentaire qui est aussi très intéressant. Je vais revenir sur chaque point si vous me le permettez. L’histoire de l’intervention militaire, qu’elle se fasse par la France seule ou avec plusieurs pays, ne change pas grand-chose, en réalité, au problème. La France entrerait en cobelligérence et par là même en conflit avec la Russie. Et donc, la question est de savoir si l’on peut réellement faire basculer la situation (si non, pourquoi intervenir).
    L’armée professionnelle est en réalité elle aussi sous calibrée avec 77000 hommmes. L’armée est donc trop petite. A plusieurs pays, il y a une illusion de puissance, mais, en réalité, celle-ci est en dessous de nos espérances. Bien peu ont la compétence et les moyens militaires de projection. Surtout cela sera hors article 5 de l’OTAN.
    Comment réagir si des soldats français subissent des frappes de la Russie avec un grand nombre de morts. Bien sûr, vous me direz que l’on va riposter mais quel prix sera-t-on en mesure de payer ? Pareil pour nos alliés dans l’opération : comment leurs populations accepteront-elles les retours des cercueils ?
    Cela veut dire aussi que, très vite, il faudra remplacer les soldats perdus au combat. Et selon le nombre, il faudra peut-être revenir à la conscription. Je rappelle que l’armée ukrainienne d’active a pratiquement été décimée et c’est actuellement les réservistes et les mobilisés qui tiennent le front.
    Et pourquoi mourir ? Le « droit international » n’est apparu qu’après la chute du Mur de Berlin parce qu’il n’y avait personne pour s’y opposer. Mais ce droit est le droit occidental, pas celui du monde. Au nom de ce droit, nous avons fait tomber des pays et créé des chaos bien pires que le bénéfice retiré.Pourquoi ne sommes-nous alors pas intervenus au nom de nos valeurs et du droit ? Pire, ce ne sont pas toujours des dictateurs qui opèrent mais des démocraties.
    La réalité est que les « valeurs » sont à géométrie variable. Le droit international a été l’excuse de l’occident pour toutes ses opérations. Si vous étiez dans un autre pays avec une autre culture, auriez-vous accepté que des états lointains vous disent ce qui est bien et ce qui est mal selon des critères qui sont les leurs ? Or, c’est ce qu’a fait l’occident à ces pays que l’on dit aujourd’hui du « sud global » entre autres, pendant 20 ans.
    La notion de violence d’état est alors aussi à relativiser. La Chine a mis les Ouïgours dans des camps de concentration (de vrais camps), a envahi en 1949 le Tibet et persécuté les Tibétains, contrôle électroniquement toute sa population. Pourtant, nous n’avons jamais autant échangé avec la Chine. L’Arabie Saoudite lapide ou décapite toujours les femmes adultères et les criminels, coupe en morceaux un opposant politique et nous continuons à recevoir les dirigeants saoudiens en grande pompe à Paris. A mes yeux, tout ça « relativise » (mais n’excuse pas, bien sûr) le comportement de la Russie.
    Quant au procès en nazisme, je rappelle (avec mesquinerie) qu’en France, lorsque vous parlez de sécurité, de gestion de l’immigration, de patriotisme, vous êtes qualifié de fasciste. Or, la tolérance, envers les gens d’autres origines ou qui ont d’autre mœurs, ne nous oblige pas à faire de leurs mœurs et coutumes l’alpha et l’oméga de nos « valeurs ». Et le fait de dire cela ne veut pas dire que l’on est « pro russes », ne rêvant que de Poutine. De là aussi à dire que notre modèle est la force de notre pays reste fort hasardeux : l’insécurité est croissante, l’économie balbutiante, les services de l’état approchent la faillite, la lutte raciale qui n’existait pas avant est devenue une réalité, l’archipelisation de la population est un phénomène reconnu et il n’y a jamais eu autant de doutes dans le cœur des Français. Cela peut expliquer qu’une partie des Russes puissent penser que le « modèle Poutine » n’est pas le pire. Merci encore de l’intérêt que vous avez porté à mon article Cordialement




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