Imaginer aujourd’hui le char de demain

 

         

 

Ceux qui suivent régulièrement ce blog sont peut-être surpris par la logique de ma pensée exposée ici régulièrement. Tantôt je défends un char bien réglementaire, tantôt je m’abandonne à des solutions sortant des sentiers battus.

En réalité, je pense que l’on vit une époque aussi importante pour l’Histoire que celle qui est antérieure à la Seconde guerre mondiale. Ce que l’on sait moins, c’est à cette période de l’Histoire que se construisent les moyens de gagner ou de perdre ce qui sera la Seconde guerre mondiale. En effet, les usines, les réserves de matières premières, la formation des hommes, les nouvelles tactiques et nouveaux armements sont souvent le fruit de travaux de cette époque d’avan-guerre.

Quelques exemples : la soudure électrique, innovation majeure dans la manière de produire, apparaît à la fin des années 20. De nouvelles presses permettent de produire plus facilement les structures des avions. De même, l’emboutissage simplifie la fabrication d’armes qui est alors possible par des ouvriers non spécialisés. Ce ne sont là que quelques exemples parmi les nombreuses innovations industrielles de cette époque.

Dans le domaine des machines de guerre, le premier avion à réaction est construit avant-guerre : le T34 sort une année avant l’invasion allemande. Les Panzer III et IV sortent en 1937, comme le Me 109, le Spitfire etc.

Imaginer l’arme de demain se fait donc en tant de paix et sans la pression des événements. Mais il n’y a pas de route toute tracée.

Dans le domaine des chars qui est mon domaine de prédilection, i y a une continuité intellectuelle dans la conception des engins depuis la Seconde guerre mondiale. Pourtant, beaucoup de choses ont changé et remettent en cause cette vision (d’ailleurs, c’était déjà le cas à la fin de cette guerre).

La vision du char de 1945 est celle d’un char puissamment protégé par une lourde cuirasse et un puissant canon. Le peu de mobilité de ces engin, l’arrivée de la charge creuse et de la bombe nucléaire vont modifier la manière de concevoir les chars.

Sous l’emprise intellectuelle allemande (et en particulier celle de Guderian), les alliés vont se tourner vers un descendant plus performant du Panther. Oubliant un peu vite l’apport du M4 et du T34, les occidentaux se sont lancés dans une course technologique pour avoir les machines les plus performantes.

En 1967 pendant la Guerre des 6 jours, et pour la même raison que cela s’est fait en 1940, les Israéliens effectuent un Blitz dans le désert. La charge des chars appuyés par une puissante aviation donne un sentiment d’invincibilité à la tactique. Sauf qu’en 1973, la situation change et les chars sont même remis en cause. En 1991, les M1 écrasent l’armée irakienne, c’est la dernière charge de chars réussie. Mais quelle en est la raison ?

En 1967, face au Israéliens, il n’y a que des canons sans recul et des chars russes. La portée de tir, la mobilité leur donnent l’avantage par rapport aux équipements russes. En 1973, les missiles rééquilibrent le combat par la portée et la précision. La charge de chars se solde par un fiasco. Déjà, l’importance de la liaison interarmes se fait ressentir pour obtenir la victoire et rééquilibrer le rapport au sein des forces, entre l’infanterie, les blindés, l’artillerie. En 1991, les M1 affrontent une armée irakienne qui a été copieusement bombardée par l’aviation. A la fin des combats, ce seront les M2 Bradley qui détruiront le plus de chars sur le champ de bataille.

Pour bien comprendre l’évolution, il faut comprendre la lutte entre le bouclier et l’épée. En 1967, un canon antichar sans recul pouvait tirer autour de 1500m contre un char avec une charge creuse. Le char pouvait riposter facilement jusqu’à 3000 m et donc avait l’avantage. Le tir à longue distance était rare et imprécis et il fallait souvent corriger le tir, ce qui favorisait le char.

En 1973, le missile attaque jusqu’à 3000 m avec précision même s’il faut souvent tirer 2 à 3 missiles par char. Le char peut toujours riposter car le temps de vol est long (30 à 50 secondes) et l’opérateur doit guider chaque missile jusqu’à l’impact. Un tir de riposte du char  dans la bonne direction est alors suffisant pour faire  tomber le missile.

En 1991, les missiles sont toujours filaires mais la portée, le guidage et la discrétion ont été améliorés. Le Bradley peut tirer et toucher du premier un char à plus de 3500m avec une grande chance de destruction du premier coup. Mais le tir à vue direct et l’obligation de rester pointé sur l’objectif rendent toujours possible une riposte.

L’arrivée des missiles tir et oubli modifie la donne. Le char se fait attaquer par de nouveaux angles d’attaque (le toit) et la riposte sur le porteur devient impossible. Seul le brouillage du capteur laisse une chance de survie.

L’intégration d’IA dans les futurs capteurs des missiles, la capacité de tirer au-delà de la vue directe font du char une cible incapable de réagir et de riposter. Sans une protection active, il n’a que peu de chances de survie. Les drones kamikazes (FPV et autres) ont rendu le char encore plus vulnérable.

L’évolution a donc transformé aussi le combat du char. Si, en 1967, le char avait comme principale fonction la lutte antichar, en 1973 déjà, les chars se transformeront en pièce d’artillerie pour neutraliser les postes missiles antichars. En 1991, ils ne seront plus les principales armes terrestres antichars (pourtant sur un terrain favorable). Ils seront supplantés par le VCI moderne.

En 2023, 98% des missions du char consistent à de l’appui feu direct ou indirect. Les Ukrainiens parlent de moins de 5% d’engagement contre des blindés (de tout type). Pourtant, le MGCS, comme d’ailleurs un grand nombre de programmes de chars dans le monde, se focalise toujours sur la fonction antichar du char.

De la conduite de tir, à l’armement et la protection, tout est conçu pour le combat antichar. A mon sens, cette trajectoire est plus due à une espèce de simplicité du normatif qui fait que l’on reproduit ce que l’on connaît qu’à une réflexion plus poussée sur la nature même du combat.

La « technologisation » de la tactique permet, en effet, d’imaginer des capacités nouvelles et performantes  que les industrielles aiment facturer. La question qui se pose à mes yeux est de savoir  quel coût cela aura et pour quelle réelle efficacité. Quel sera le rapport entre  nos machines, très complexes à produire et à entretenir, et la survie sur le champ de bataille en haute intensité. En clair, payer 9 millions d’euros un char qui ne fera que 20 mn de combat est-il rentable ? 

 



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