Je tiens à préciser que ces propos ne sont pas tenus pour
soutenir ou condamner l’un ou l’autre camp. Il s’agit juste d’une tentative
d’analyse froide du conflit par un observateur essayant d’être objectif.
Ce 21 février 2022 a été, pour moi, non seulement une
surprise, mais aussi un vrai échec intellectuel. En effet, comme beaucoup
d’observateurs d’ailleurs, je n’ai pas vu arriver l’offensive russe en Ukraine.
J’étais aveuglé par une certaine « raison » qui montrait tous les
inconvénients à partir en guerre.
La dissuasion conventionnelle dont disposait les Russes avec
une armée qui, sur le papier, paraissait très forte et toujours en
modernisation, leur donnait une crédibilité politique et diplomatique qui ne
nécessitait pas d’engagement. En effet, la simple possibilité d’un engagement
constituait une menace. Si la Russie engageait son armée, elle risquait de la
mettre à l’épreuve avec les conséquences que cela peut entraîner.
Je pensais que les liens économiques nombreux allaient, au
contraire, inciter la Russie à de la retenue et qu’elle continuerait à agir en
sous-main pour arriver à ses fins.
La situation entre la Russie et l’Ukraine ne me paraissait
pas si tendue (même s’il était évident que Russes et Ukrainiens n’allaient pas
passer noël ensemble), car les deux pays avaient beaucoup en commun (liens
familiaux, histoire, culture, religion).
Une fois que la guerre était là, j’étais de ceux qui avaient
parié sur une victoire rapide des Russes. L’armée russe était réformée et
apparemment équipée de matériels modernes.
Doctrinalement, l’efficacité des BTG (batallion tactical
group) qui avaient fait leurs preuves lors de la guerre de 2014, me paraissait
évidente. Les Russes s’étaient montrés habiles et audacieux dans un cadre loin
d’être favorable. La conquête de la Crimée sans un coup de feu, grâce aux
« petits hommes verts », a été l’illustration de la réussite des
réformes intellectuelles entamées en Russie suite à la chute du communisme.
L’Ukraine, quant à elle, paraissait plus faible et moins
bien équipée. Les défaites de 2014 marquaient encore mon esprit et il me
semblait que, malgré un virage doctrinale occidental, elle ne tiendrait pas
longtemps à un assaut en règle.
D’autre part, l’occident, et en particulier l’Europe, était
très dépendant des énergies russes. Il était peu probable que l’Union
européenne réagisse avec tant de virulence, d’audace même, surtout en sachant
le mal que les Etats membres ont, en général, à se mettre d’accord. Les Etats-Unis
venaient de partir « la queue entre les jambes » d’Afghanistan et ne
semblaient pas être très solides. Le moral n’était pas au beau fixe après la
gestion difficile et critiquée de la pandémie du covid 19. Enfin, les stocks
occidentaux de matériel de défense ne paraissaient pas suffisants pour soutenir
une guerre.
Ainsi, Ukrainiens et occidentaux m’ont tous donné tort, ou
presque. Restent quelques éléments à propos desquels je ne m’étais pas trompé.
Le premier élément est la force morale et industrielle
russe. S’il y a un pays qui s’est préparé à la guerre, c’est bien la Russie.
Peu avant le conflit, des mesures de sauvegarde économique avaient été prises (1) pour sécuriser la
devise du pays. Le peuple russe a été préparé psychologiquement à la guerre à
travers de multiples journées du
souvenir de la « grande guerre patriotique » où les enfants comme les
anciens célèbrent la gloire des hommes et du pays. Il y a eu la multiplication
de films de cinéma sur la guerre (un certain nombre mettant en scène des
guerres de tranchée…). La culture militaire et le goût du service pour la
patrie ont été renforcés.
Une certaine fierté nationale disparue lors de la chute du
Mur de Berlin et pendant les années 1990, a été, depuis les années 2000,
restaurée. Le moral était redevenu bon. Pour ceux qui s’intéressent un peu à la
Russie, il y a eu un retour des
traditions et des cultures propres (cosaques, guerrières nationales, et
religieuses) dont l’expression était interdite sous le régime communiste. Ce
renforcement moral me parait être essentiel pour comprendre la ténacité des
Russes dans cette guerre et leur capacité, aujourd’hui, à tenir après les
échecs stratégiques initiaux.
S’est confirmée aussi la capacité de mobiliser des réserves
d’hommes et de matériels très importants. Les spécialistes savent que, par
exemple, les Russes ne se servaient que de 3000 chars dans l’armée, mais qu’ils
avaient des stocks entre 10 000 et 20 000 chars dans des immenses parcs
désaffectés.
Il était également évident que la Russie disposait d’un très
grand nombre d’hommes. Dans la culture russe, il y a une notion très
particulière du « service ». C’est seulement au XIXè siècle que le
pays a abandonné le servage ! L’âme russe est fataliste et peu encline à la plainte.
Lors de la Seconde guerre mondiale, les Allemands l’ont
découvert à leurs dépens. Le soldat russe n’hésite pas à se battre jusqu’à la
dernière cartouche même s’il n’a aucune chance. Peut-être avez-vous vu cette
vidéo relayée par LCI montrant un assaut ukrainien sur une tranchée russe (2). Tous les combattants
russes à l’extérieur furent tués et dans le dernier trou de combat, l’ultime
défense, loin de se rendre comme elle aurait pu le faire, a jeté sa dernière
grenade sur les Ukrainiens. Les Russes sont obstinés.
J’ai pris parti de croire que quel que soit l’effort de
l’occident pour gagner, cette ténacité allait finir par payer et faire basculer
la guerre en faveur des Russes. D’ailleurs,
à mon grand regret pour le courageux peuple ukrainien, je crois que la
situation va basculer. Double regret à cause de l’immense sacrifice de ce
peuple, sacrifice que l’on aurait peut-être pu, avec un peu de diplomatie,
éviter. Malheureusement, on ne refait pas l’histoire.
L’Ukraine peut-elle perdre ?
Jusqu’à l’offensive de printemps (ou d’été) 2022, j’avais
été assez impressionné par l’intelligence et le talent des Ukrainiens dans la
guerre. Modernes, rapides, s’adaptant à l’ennemi, ils avaient su reprendre
l’initiative et avaient été, en octobre, à deux doigts d’éjecter les Russes hors
d’Ukraine. Mais voilà, l’hiver arrivant, les Russes ont pris le temps de
renforcer leurs armées, de s’entraîner et de moderniser leur doctrine et leurs
équipements. Pour gagner du temps, ils ont tendu un piège au Ukrainiens avec
Bakhmut. Ils ont échangé du temps contre des prisonniers de droit commun. Le
plus grave, est que les Ukrainiens, eux, ont perdu d’excellentes unités dans ce
bourbier sans intérêt.
Ayant, depuis deux ans, donné toutes les réserves de
munitions et de matériels disponibles, les pays occidentaux, dans le discours,
a commencé à laisser entendre leur agacement face aux interrogations légitimes
des Ukrainiens qui se demandaient si cette aide serait effective jusqu’à la
victoire ou limitée dans le temps. Le non-dit évident est que les Occidentaux
eux-même étaient partagés. Les stocks d’obus en particulier étaient au plus bas
et un discours sur la priorité aux intérêts nationaux commençait à émerger en
interne.
De plus, les soldats professionnels en
Ukraine commençaient à se faire rares. L’armée, qui avait commencé la guerre en
2022, a fondu dans les combats urbains. Les volontaires et réservistes n’ont
déjà plus le même niveau que les premiers combattants. Les officiers
expérimentés commencent à manqué. La levée de volontaires qui viennent se
former en occident pour cette offensive montre aussi déjà des signes de
faiblesses. Si un certain nombre d’entre eux ont une connaissance militaire,
une partie n’en a aucune. Il y a également une incompréhension dans la
formation car, l’occident, trop habitué à la guerre insurrectionnelle, n’a plus
le savoir-faire de la guerre de tranchées et n’a pas l’expérience de celle des
drones. Il est évident alors que l’Ukraine ne disposait que d’un fusil à un
coup.
Les Russes, de leurs côtés, ne brillaient pas non plus.
Malgré la prise de Bakhmut par Wagner, il n’y a eu aucune victoire terrestre
notable. Mais l’industrie russe, après un début chaotique, semble avoir relancé
la production d’armes. La diversion de l’attaque en profondeur menée par le
moyen de raids aériens détruisant les réseaux d’alimentation va compliquer la
réactivité ukrainienne. Le temps gagné permet de fortifier et d’attendre
l’offensive ukrainienne. La non réaction d’un grand nombre de pays dans le
monde (à l’exception de l’occident libéral) évite aux Russes des sanctions
internationales qui seraient bien difficile à gérer.
L’offensive ukrainienne
du 25 juin 2023 est alors un excellent exemple de non surprise. Les axes
d’attaques étaient connus, les moyens aussi. La première attaque est si catastrophique
(3) que les
Ukrainiens ne reconnaîtront pas tout de suite avoir débuté leur offensive. Le
reste est connu. Champ de mines, missiles antichars longue portée, artillerie, tranchées et ténacité russe firent le reste.
Aujourd’hui, l’attaque du Hamas contre Israël semble donner
un énorme coup de canif à l’aide américaine. Les Américains expliquent que
l’Europe doit se charger seule de l’aide à l’Ukraine car, sans que cela soit
dit, ils sont peut-être déjà convaincus que l’affaire est perdue.
Le pire est sans doute à venir. L’Ukraine a perdu une grande
partie de ses volontaires et soldats entraînés dans ses offensives. Elle
cherche à mobiliser de nouveaux soldats mais les hommes ne se pressent plus
pour y allez, particulièrement après les boucheries du front sud. 96% des
soldats tués le sont par l’artillerie. La machine à broyer a fonctionné.
Les réserves américaines de matériels et d’obus sont au plus
bas et sont envoyées en priorité en Israël. En clair, il y a moins d’hommes et
moins de matériels au moment où les Russes vont reprendre l’initiative.
Selon Clausewitz, la victoire consiste à détruire la force
morale de l’adversaire (4).
Cela passe souvent par la destruction physique de celui-ci. Le plan russe de
cette année 2023 a été très simple : ramener le plus de forces
ukrainiennes possible sous le feu des canons. La supériorité des feux russes a
fait la différence. Pour cela, l’armée
russe crée des saillants pour prendre sous leurs feux les forces ukrainiennes
qui progressent, comme dans le saillant de Robotyne. Dans cette nasse, les
brigades d’assaut ukrainiennes sont affaiblies par l’artillerie et l’aviation
russes, jusqu’au moment de la relève par une autre unité qui subira le même
sort.
A Avdiivdka, 20000 soldats ukrainiens ne sont ravitaillés
que part une route (5) soumise
aux feux de l’artillerie. Cette ville résiste depuis 2014 et dispose des
fortifications les plus solides. Si
cette place forte tombe, le moral des Ukrainiens risque de s’effondrer.
Sortir d’un an d’offensive ayant donné lieu à des milliers
de morts et perdre plus que ce que l’on a gagné en terrain risque de fragiliser
la combativité et la foi en la victoire. Si les Ukrainiens cessent de croire en
leurs chances de victoire, les Russes gagnent. Jamais depuis le début du conflit,
la situation n’a été aussi difficile. L’espoir d’un retournement de situation
pourrait venir d’une résistance réussie cet hiver. Mais la question est de
savoir avec quelles armes vont se battre les Ukrainiens au printemps prochain.
Pour les Russes, l’immense territoire offre une masse
d’hommes rugueux toujours prêts à se battre. Quelque soit leurs pertes, les
hommes seront envoyés au front d’une manière ou d’une autre. Les industries
produisent les armes nécessaires alors qu’on pensait que l’industrie russe
était à genoux. Après les tourments de la crise Wagner et la « tentative
de putsch » réprimée à la russe, le pouvoir reste fort et ne semble pas
vaciller.
La guerre est un « sport » d’endurance que, pour
l’instant, ne semble pouvoir gagner qu’un seul camp. Mais l’histoire me donnera peut-être tort en
accordant finalement la victoire à l’Ukraine. Ne perdons pas tout espoir d’une
telle victoire. Nul ne sait de quoi l’avenir est fait.
(1) https://www.latribune.fr/economie/international, « Russie
: la Récession sera moins forte que prévu en 2022 et 2023 d'après le
FMI », 11/10/2022
(2) https://www.youtube.com/watch?v=wX95JWrGjQ4
(3) https://theatrum-belli.com/contre-offensive-ukrainienne-bilan-de-la-premiere-semaine-au-13-juin-2023-matin/
(4) https://uneautrehistoire.blog4ever.com/clausewitz-de-la-guerre-vii-l-attaque
(5) https://storymaps.arcgis.com/stories/36a7f6a6f5a9448496de641cf64bd375
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