UKRAINE: LE RETOUR DES MOUJIKS

 Ukraine : le Retour des moujiks


« La perception est forte, la vue est faible ». -- L'Art de la guerre de Sun Tzu

Le 12 novembre, 2022, la région de Kherson était reprise par l’Ukraine. Cette action militaire,  et surtout l’arrivée de la petite raspoutitsa arrêtent les offensives. Le front se retrouve de nouveau gelé dans une guerre de position.

Les Russes viennent de passer à côté d’une débâcle totale. En effet, le rapport de force, début septembre, était de plus de 3 contre 1 et rien ne semblait arrêter les Ukrainiens. Pourtant, malgré le chaos, les Russes sont restés calmes.

« Au milieu du chaos se trouve aussi une opportunité » -- L'Art de la guerre de Sun Tzu

Cette opportunité vient des Ukrainiens avec l’attaque du pont de Crimée, le 8 octobre 2022. L’attaque provoque un changement de stratégie (déjà préparé) pour effectuer des frappes dans la profondeur sur les installations électriques.

L’arrivée du générale Sourovikine, le 12 octobre, va faire basculer le conflit sur une autre échelle. La guerre avait déjà changé avec les référendums d’annexion.  Du 23 au 27 septembre 2022, les autorités des républiques séparatistes de Donetsk et de Lougansk, ainsi que les autorités administratives installées par la Russie dans les oblasts de Kherson et de Zaporijjia votent leur rattachement à la Russie. Puis, la mobilisation des 300 000 rappelés va faire entrer les citoyens russes dans ce qui s’appelle toujours « l’opération spéciale ».

Le commandement et l’armée doivent tenir jusqu’à l’arrivée des pluies d’automne. Ils attaquaient sur deux fronts opposés et n’ont pas de réserve. Pourtant, ils vont réussir.

En premier lieu, les bombardements des réseaux d’alimentation électrique ne vont pas seulement couper le courant, mais aussi l’alimentation en eau, les transports et particulièrement les trains. Les renforts et les armes se déplacent principalement par ce moyen. Les usines d’armement et les usines de réparation se retrouvent sans machines-outils pour travailler. Il faut transporter les véhicules occidentaux endommagés vers les pays frontaliers.

La manœuvre oblige aussi à envoyer les batteries de défense sol-air vers les villes. Rapidement, les stocks de missiles vont se réduire, au moment ou certains media rapportent l’utilisation par les Russes d’un drone kamikaze connu sous le nom de Geran2 en Russie ou Shahed 136 en Iran (même si cette utilisation n’a pas été confirmée…). Les défenses se retrouvent débordées et les Ukrainiens se voient dans l’obligation d’appeler au secours l’Occident pour fournir en urgence des défenses sol-air modernes.

A partir de fin octobre-début novembre, la logistique sera principalement orientée vers la fourniture de ces armes occidentales. Puis, il y aura le problème de l’énergie à résoudre avec l’envoi de groupes électrogènes. Il faut aussi fournir du carburant pour ces groupes, qui, du coup n’iront pas vers le front. Au-dessus de celui-ci, l’aviation tactique russe peut plus aisément frapper les cibles ukrainiennes au sol. Si elle n’effectue pas encore des attaques dans la profondeur, la chasse russe abat à longue distance (plus de 200km) les avions ukrainiens.

Pendant que l’armée russe perdait et  se démembrait à Kharkiv et Kherson,  un nouvel acteur faisait son entrée.  Le  groupe Wagner du milliardaire Prigojine prenait en mains cette guerre impopulaire. Il est allé chercher des prisonniers pour constituer une nouvelle armée. Entre 40 000 et 70 000 personnels ont composé cette force. Armés par la Russie, ces hommes mettent en place de nouvelles techniques de combat plus souples et plus collaboratives. Moins rigide que l’armée, la milice Wagner attire une partie des volontaires grâce au charisme de son meneur. S’appliquant une discipline propre incluant la fidélité jusqu’à la mort, le groupe montre sa brutalité contre ceux qui trahissent. Le groupe va organiser la défense en profondeur dans l’oblast de Louhansk en vue du retrait des troupes russes de l’oblast de Kharkiv. Il s’est surtout  fixé sur un point d’effort, la ville de Bakhmut. Cette ville est difficile à prendre car elle est protégée par une défense qui a eu 6 ans pour se mettre en place. Pourtant, inlassablement, le groupe  attaque la ville fixant des défenseurs. C’est Wagner qui donne la première victoire depuis les replis russes en prenant la ville de Soledar.

Autres organisations qui montrent de belles qualités en termes de combat : les milices de Donets et de Louhansk. Plus disciplinées et volontaires que les soldats professionnels russes, elles se battent avec acharnement autour de Donets et sur la ligne de front du Donbass.

Ces deux organisations et les 80000 premiers rappelés vont sauver la situation militaire. L’alliance entre Sourivikine, Prigojine et  Kadyrov, représente un courant moderniste et ultra nationaliste en lutte contre le conformisme et la rigidité de l’armée russe.

Mais de son côté, l’armée régulière russe n’est pas restée les bras croisés. Elle a organisé une mobilisation certes pas  brillante, mais suffisamment efficace pour mobiliser 300 000 hommes et les équiper. Manquant de cadre et de gradés d’encadrement, elle sollicite l’aide de l’armée biélorusse. Celle-ci se voit moderniser en échange de la formation. Si trois mois sont nécessaires pour former cette armée, il semble que la spécialisation des personnels devrait permettre d’avoir un meilleur rendement opérationnel.

De plus, de nouvelles armes sont produites dans les usines d’armement, et on commence à les voir sur les réseaux sociaux. Beaucoup de ces armes sont plus modernes que celles qui ont ouvert le conflit. Pourtant, cela ne devrait pas être le cas en raison de l’embargo. 

Ce que l’on n’a pas vu, c’est la lente montée en gamme de l’armée russe. Ses missiles et ses drones ont été fabriqués après le début de l’embargo avec des composants électroniques qui proviendraient entre autres, des Etats-Unis (1). On peut donc se demander ce quelle est la situation réelle en Russie.

Au début des sanctions, les Russes avaient prévu une guerre courte qui ne devait pas voir endommager leurs systèmes de production. Mais l’embargo a été suivi par un grand nombre de pays et les choses devenues plus complexe. Tellement complexes que les usines étaient quasiment à l’arrêt en Juillet. 

Si la corruption et la débrouille font partie de la « culture » russe moderne, héritages de l’époque soviétique et des années 1990. Les Russes sont allés chercher les composants sur un marché mondialisé bien incapable de surveiller les milliards d’échanges dans le monde. Utilisant leur diaspora russe, le pouvoir a tissé de nouvelles amitiés lors de la guerre en Syrie. Il s’agit de l’Arabie Saoudite dont le roi était devenu persona in grata en Occident suite à l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, du Qatar et des Emirats Arabes Unis bien heureux de voir les fortunes russes venir avec leurs capitaux. Il y a aussi l’Iran, partenaire de la guerre en Syrie, et la Chine, Hong Kong, ainsi que peut-être d’autres comme l’Afrique du Sud. Tous ces pays participent au désenclavement économique de la Russie.

Si l’économie russe s’est contractée suite aux sanctions économiques occidentales, le ralentissement est néanmoins moindre par rapport aux prévisions (2) Des témoignages sur Moscou parlent de rayons remplis de produits fabriqués en Russie (3) remplaçant les produits occidentaux. La vente de gaz et de pétrole bat son plein avec un cours toujours très intéressant. Le cours du gasoil est particulièrement avantageux puisque l’Allemagne a fait exploser le marché par un achat massif pour compenser le gaz russe. Vendant ces produits à des partenaires comme l’Inde, le Pakistan, la Chine, la Turquie, L’Azerbaïdjan, la Russie assouplie le régime de sanctions et crée un marché parallèle où la monnaie d’échange n’est pas le dollar mais le Yuan. De plus, même certains pays européens continuent à commercer avec la Russie et contrairement aux idées reçues, certaines marques françaises sont encore présentes en Russie (4).

La quantité d’échanges pourrait même faire vaciller le géant américain (5).

Les composants électroniques se retrouvent donc sur ce marché parallèle. Ainsi, au début de l’automne, il n’y a plus d’excuse pour ne pas produire. La visite du vice-président Medvedev aux usines d’armements en manteau noir de cuir type Beria (6) sert à un envoyer un signal au grand patron : jamais plus de corruption ni d’argent dans les poches, tout doit servir à la progression de guerre.

Le matériel nouveau arrive. Si on estime que la Russie a perdu plus de 8000 véhicules en tout genre, certaines  sources donnent près de 3000 véhicules produits en 2022. Surtout, ces véhicules arrivent avec des modifications suite au retour d’expérience du conflit. Les usines font les trois huit et produisent 24h sur 24 de nouveaux matériels (7).

Sur le terrain, calculateurs, tablettes, nouveaux blindages, obus de précision, drones rôdeurs modifient la capacité de combat russe. Les roquettes des MLRS sont guidés et effectuent des frappes dans la profondeur (plus de 120km). De nouveaux missiles et bombes guidés vont équiper les forces aériennes. Il s’agit ici de se mettre au niveau des capacités occidentales (8).

Le temps gagné par Wagner et les milices permet aujourd’hui de voir un outil militaire renaître. Le moral des troupes est meilleur car le discours des Occidentaux (en particulier en Pologne et aux Pays Baltes) très belliciste est employé pour justifier le bien fondé du conflit et du discours du pouvoir (9).

A l’inverse, les Ukrainiens se trouvent maintenant dans une situation plus complexe. Entièrement dépendant de l’aide occidentale (10) , elle a vu son capital humain fondre dans les offensives et la défense de quelque ville comme Soledar, Bakmut, Ugledar. Les hommes sont usés et ne combattent plus aussi bien. On peut penser que si 60% des hommes avaient une expérience militaire au début de la guerre, aujourd’hui ils ne sont plus que 10%. La dépendance aux fournitures occidentales en tout risque de se fragiliser. On le voit avec la fourniture de chars ou d’avions. Ne voulant pas allez « trop loin » dans leur soutien aux ennemis de la Russie, les Occidentaux commencent à se poser des questions sur le réalisme des buts de guerre du pouvoir ukrainien.

Cette fin d’automne, Poutine est revenu de loin, encore une fois, le temps et le climat ont sauvé l’armée russe. La question est de savoir qui va prendre l’initiative d’une nouvelle attaque plus puissante.

(1) https://www.swissinfo.ch/fre/politique/la-traque-aux-composants-occidentaux-dans-les-armes-russes/48238748#:~:text=La%20plupart%20%C3%A9taient%20fabriqu%C3%A9s%20par,des%20drones%20provenant%20d'Iran.

(2) https://www.latribune.fr/economie/international/russie-la-recession-sera-moins-forte-que-prevu-en-2022-et-2023-d-apres-le-fmi-936282.html

(3) https://www.tf1info.fr/international/les-supermarches-russes-debordent-ils-vraiment-de-produits-occidentaux-malgre-l-embargo-etats-unis-et-union-europeenne-a-cause-guerre-ukraine-et-guerre-crimee-2236676.html ; https://www.youtube.com/watch?v=mI1r98mDNTw

(4) https://www.liberation.fr/international/europe/malgre-les-sanctions-ces-pays-europeens-qui-continuent-a-commercer-avec-la-russie-20221019_VYNKOWBXCNFGHNOZBTGVMQHRBI/ ; https://www.youtube.com/watch?v=mI1r98mDNTw

(5) https://www.rfi.fr/fr/%C3%A9conomie/20221225-chine-russie-une-relation-plus-forte-%C3%A9conomiquement-mais-qui-reste-imparfaite

(6) https://lesnouvelles.live/2022/10/25/medvedev-de-russie-menace-darreter-lindustrie-de-la-defense-lors-dune-visite-a-lusine-de-reservoirs

(7) https://www.themoscowtimes.com/2023/01/02/russian-defense-chief-says-military-factories-working-around-the-clock-a79864

(8) https://eurasiantimes.com/4-submarines-12-warships-hypersonic-missiles-nuke-bombers-russian/

(9) https://www.omertamedia.fr/article/regis-le-sommier-de-retour-dukraine-cest-un-enfer-316/ 

(10) https://www.europe1.fr/international/document-europe-1-ca-narrete-pas-decrit-le-reporter-regis-le-sommier-depuis-le-front-en-ukraine-4162674 ; https://www.youtube.com/watch?v=SZdHuBXtWT4


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